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Channel: Carnets de résidences » Jean-François Magre | Carnets de résidences
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Ecrits du numérique et Printemps des poètes se sont succédés ces 6 et 7 mars à Marseille. Chaleureusement accueilli par l’équipe de La Marelle et d’Alphabetville pour y présenter les nanodrames, j’ai tenté de préciser leur processus en tentant d’y associer des impressions d’autres expériences récentes dans le dessin, l’écriture et la réalisation de vidéos. Toujours des questions de frictions entre nébuleuses. Mais il m’a manqué une articulation entre ces différentes intentions de mêler langage de la photo, du cinéma et de l’écriture littérale, comme si l’image éclairante cristallisant le dispositif était tombée dans une de ces chausse-trappes, un de ces angles morts dont je relève de plus en plus le rôle crucial dans cette écriture multiple. Peut-être parce que l’essentiel est ailleurs, hors champ, entre les lignes… dans les intervalles entre ces fameuses nébuleuses. L’essentiel serait donc de créer un ici, de dresser un cadre et de tendre un texte en travers de la vista pour faire se dérober au regard les points de rencontres secrets, inconnus de moi-même, mais émergeant forcément de la lecture.

Il m’a manqué, pendant ces deux jours, de me placer au point à partir duquel tout aurait pu se mettre en perspective. Mais ce point est fluctuant, il faut faire un certain chemin pour le saisir. Rétrospectivement, je suis tenté de le matérialiser dans l’articulation de mon voyage, ce matin du 6 mars. Venant de Toulouse, j’ai changé de train à Narbonne et pendant le petit quart d’heure de battement avant ma correspondance j’ai eu le temps de prendre un café au petit buffet de la gare et d’apercevoir un peu de la ville par la vitrine. Narbonne, abordée comme un souvenir, ne déroula pas devant moi ses rues mais les méandres de la vie et de l’œuvre de Jean Eustache qui y passa son enfance et y tourna « Le père Noël a les yeux bleus ».

Le réalisateur de « La maman et la putain » était justement revenu récemment au premier plan dans mon travail depuis que j’ai relevé le gant d’une proposition malicieuse de L.L. de Mars lancée à sa liste du Terrier : « Faire brailler Eustache », c’est-à-dire créer la bande son de son tout premier film court, « La soirée », tourné en 1961 et resté inachevé. J’ai redécouvert dans différents articles et interviews le questionnement du cinéma et plus largement du langage qui sous-tend une oeuvre pourtant hétérogène et fragmentaire. François Furet disait justement : « une œuvre, c’est une question bien posée. » J’aurais pu ainsi parler du cinéaste-monteur décrit par Bernard Eisenschitz dans « Cinéma 06 » et de sa sensibilité aiguë à ce qui fait « tenir ensemble » les mots et les choses qui est aussi mon souci, particulièrement dans les nanodrames. Jean-Pierre Rehm, dans ce même numéro acheté à Marseille en 2003 lors de la première présentation de « Numéro zéro » au FID, disait aussi que le cinéma d’Eustache tirait sa force d’un hiatus. Je me suis aussi rappelé un film, « Les photos d’Alix », où la photographe Alix Cléo-Roubaud (qui a étudié la philosophie à Aix-en-Provence…) feuillette avec Boris Eustache, tous deux assis à une table, une série de ses photographies. Peu à peu, les descriptions se détachent de l’image représentée tout en y restant connectées par les doigts indiquant les personnes et les objets censés y figurer, le film ne se passe plus dans ce qu’on voit et entend mais prend vie dans le hiatus, au moment où la question s’insinue. On ne sait pas d’ailleurs si ce hiatus est le fait de la photographe ou du cinéaste dès le projet ou seulement au montage. J’aurais pu dire ça, qu’un nanodrame est un équilibre entre une amorce de narration et des questions qui prennent consistance dans les ellipses, les lacunes, les interstices sous le regard du lecteur comme l’image de cinéma se cloque et se déchire d’ocelles brûlées lorsqu’elle se coince dans la fenêtre du projecteur. Peut-être aussi que tout cela n’est qu’extrapolation et que les nanodrames ne reflètent pas vraiment ces principes. Il y a tant à explorer dans l’écriture prolongée par tout ce que le numérique apporte à la fois en langage et en pratiques associées. C’est ce que j’ai pu découvrir avec les autres projets présentés aux Ecrits du numérique #2.

Dans un entretien en mai 1971 pour « La revue du cinéma », Eustache disait qu’il était contre les techniques nouvelles, notamment la « canalisation » de la télévision, il sentait que le cinéma s’était perdu en route, qu’il n’en restait plus que les facilités, des signes de ce qu’il avait été. Il se croyait en cela révolutionnaire et non réactionnaire. J’aurais pu aussi le citer sur ce point, en forme de boutade bien sûr, mais aussi de manière plus sérieuse car finalement le cinéaste met en garde dans sa déclaration contre ce déséquilibre où l’histoire ne sert que de véhicule, de « contenu », pour faire la démonstration d’un médium trop imposant.

Dans le système solaire Eustache, filant de gare en gare, d’autres planètes s’alignent dans l’axe du voyage, Agnès Varda (la pointe courte à peine aperçue dans la hachure de la structure métallique du pont) Benjamin, Artaud… Les nanodrames se précisent puis s’éloignent, s’envisagent sous un autre angle, vases communicants plutôt que superposition de calques où le passé peut exploser dans le présent et où une présence peut s’imposer comme un corps sans organe… Terminus, il est temps de descendre du train !


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